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Extrait du livre "Le sexe de l'Archange"
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Dans ces extraits ne sont pas abordées les vies de Dreamy et d'Alvèrnia. Seules les révélations de l'Archange sont ici esquissées.
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Le miroir

Les visions de Dreamy furent très tardives.
Elles lui vinrent lorsqu'après une nuit de lutte pour trouver le sommeil, il se leva déprimé et déçu d'être toujours vivant. Alors, par la suite, cet aveu de lassitude se renouvela à chacun de ses pénibles réveils. Seule une douche brûlante pouvait soulager ses douleurs. La chaleur et les caresses de l'eau parvenaient à remettre en route sa carcasse grippée. Avec l'abandon de sa libido, faute de désir, il avait sans peine renoncé à la séduction. Aussi, observait-il dans le miroir couvert de buée sa décrépitude sans trop de regret. Devant l'absurdité et le ridicule de sa vie finissante, sa dernière arme restait l'humour noir et l'auto-dérision.
Je deviens de plus en plus repoussant ! Je ressemble à une momie à la peau sèche, fripée et aussi fragile qu'un vieux parchemin. Je suis cocasse avec ces muscles flasques et ce corps squelettique, affublé de ce petit ventre tout rond et dur comme celui d'un enfant crève-la-faim.
- Tu vois, finalement, la vie est bien faite, tu vas pouvoir mourir sans aucun regret.
- C'est certain.
Il abrégea sa réponse. A qui parlait-il ? Dans son dos, il venait de réaliser la présence de l'Autre.
Il se retourna. Mais la salle de bain était vide. Cette première rencontre se limita à ce contact fugitif.
Il ne s'inquiéta pas davantage. Un simple acouphène, une réponse à sa propre pensée, sans aucun doute un effet secondaire d'une des drogues prescrites par son médecin traitant. Ayant exprimé son ennui de ne plus être d'aucune utilité, il avait accepté de servir de cobaye en essayant sur lui toutes les dernières molécules inventées par la science de la survie à tout prix.
Il s'appliqua à lire la notice provisoire où ne figurait pas encore cet effet secondaire. Cela faisait partie de sa contribution aux progrès de la médecine. Il nota donc : troubles auditifs.
Mais il se trompait, les médicaments n'étaient pour rien dans ses hallucinations.
À quatre-vingts ans, devenir visionnaire était une façon comme une autre de se distraire.
Et sans aucun doute, pas la pire...

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L'éphèbe

Cette nuit-là, il fut réveillé par des crampes qui lui tordaient le gros orteil de la jambe gauche et bloquaient complètement l'usage de son bras droit. Il avala un cachet de magnésium et suça un morceau de chocolat car il lui manqua le courage de s'extirper de son lit pour aller récupérer son dentier jusqu'à la salle de bain. Il avait en sainte horreur d'aller sortir sa prothèse dentaire de sa trempette nocturne. Il était glacé par le spectacle ricanant de la blancheur de ces fausses dents plus parfaites et plus régulières que son ancienne et défunte dentition. Il ne craignait pas de railler les restes lamentables de sa personne, mais il ne supportait pas que cette jeunesse artificielle le nargue en riant avec ses dents éclatantes. Il en était persuadé, le dentier au travers de son aquarium aseptisé, se moquait de lui.
La nuit fut donc épuisante et interminable.
Au réveil, il avait mal partout et il était aussi raide et coincé que l'énigmatique chauffeur de train de Sybéria, l'automate rouillé de Benoît Sokal.
Le vieillard s'éternise sous la bienfaisante douche. Puis il prend sur le radiateur brûlant le peignoir doux et moelleux. Enveloppé dans une chaleur apaisante, il ne ressent presque plus de douleur.
À l'aide d'un gant de toilette, il nettoie le miroir embué.
Avec ce peignoir couleur havane qui cache son corps délabré, il aime encore un peu son image.
Le blanc légèrement grisonnant de sa barbe et de sa chevelure lui donne l'allure d'un vieil ermite.
Son visage fin et émacié fait de lui un sage mystique. Il a presque la beauté d'un Léonardo vieillissant au temps heureux du Clos Lucé. Le génie était alors sous la protection de François Ier.
Mais pense-t-il, moi, je n'ai aucun protecteur. À mon âge, n'avoir plus de compagnie, est chose courante. Je me suis accommodé de ma solitude, cela me dérange peu. Pourtant, maintenant que je sens ma mort très prochaine, je réalise qu'une présence amie me serait sans doute bien agréable.
- Mais je suis là !
Dans le miroir embué il distingue à peine un être androgyne d'une incroyable beauté.
Je serais là dès que tu le voudras. Et aussitôt l'éphèbe disparaît…

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Ni homme, ni femme.

Le vieil homme est dans son lit détendu et presque heureux. Se souvenir de ses années studieuses lui est toujours agréable. Épuisé de vieillesse, il sombre dans un profond sommeil.
Il dort d'une seule traite et longtemps. Il se réveille avec plaisir car son corps pour la première fois depuis bien longtemps n'est presque plus douloureux. Il se lève avec la délicieuse impression d'avoir un peu rajeuni. Soudain, il n'a plus envie de mourir.
Par habitude il a besoin d'eau chaude.
Pour ses quatre-vingts ans, il s'est offert une douche extraordinaire. Une installation digne d'un centre de thalassothérapie. Avec des jets sous pression qui n'oublient aucune partie du corps et une pomme de douche gigantesque aussi large qu'une assiette. L'ensemble est étincelant de ses chromes de première qualité. Aucun robinet, mais des boutons à pousser, en fonction du programme désiré. La température se régule toute seule. Sans hésiter, il prolonge son plaisir.
La cataracte d'eau chaude a la douceur d'une caresse de femme et le charme d'un déluge tropical.
Lorsqu'il sort de la douche, il constate que l'extracteur d'humidité a merveilleusement rempli son rôle, et il n'y aura dorénavant plus de buée, ni aucun fantôme dans le miroir. Se sentant en forme, il s'attarde devant son reflet de vieux rêveur fou. Il trouve à nouveau qu'il ressemble un peu à Léonardo da Vinci.
Cela le rend heureux car, il se trouve moins repoussant avec ses traits détendus et reposés.
C'est à ce moment qu'il voit l'Autre dans le miroir.
Il est allongé sur son lit.
Il est incroyablement beau, d'une lumineuse beauté. Ni homme, ni femme.
Je m'appelle Gabriel dit-il simplement. Viens t'allonger à mes côtés et parle-moi encore de ta vie d'autrefois. Dreamy n'est pas inquiet. Cette présence l'apaise et le rassure. Il ne manifeste aucun étonnement quant à l'existence de son visiteur. Et sans se poser la moindre question, il se replonge dans ses souvenirs....

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L'Ange Gabriel

Perdu dans sa vie passée, le vieil homme a oublié son voisin d'oreiller.
Sois rassuré et raconte encore, lui dit Gabriel.
- Encore cette hallucination ! Il me faut arrêter tous les médicaments.
- Tous tes médicaments n'y sont absolument pour rien. Tu ne délires pas. Arrête de t'agiter. Nous devons parler tous les deux. J'ai une foule de choses très importantes à te révéler. Tu n'as rien à craindre de moi.
- Mais qui êtes-vous ?
- Tu le sais, je m'appelle Gabriel.
- Gabriel ou Gabrielle ?
- Cela, c'est à toi de le décider. Jusqu'à présent la tendance a été de me prendre pour un homme. Je suis là, parce que tu m'as appelé. Je sors de ton esprit. Je suis une idée, un ange, donc je peux avoir le sexe que tu voudras.
Dreamy est très méfiant. Il n'ignore pas la finesse de la barrière qui sépare le réel de la fiction. Il sait pour l'avoir vécu dans son enfance que son imagination lui a souvent joué quelques tours.
- Bien, dit-il en se moquant, cela vous arrive-t-il fréquemment d'être appelé loin de vos nuages ?
- Rarement, à la mesure de l'éternité, lui répondit l'ange. L'un des premiers à me donner un rôle important fut un vieux sage mystique, plein d'imagination. Chaque nuit, en plein désert, il admirait le firmament. Le ciel, tout le monde est d'accord, est la demeure du Créateur.
Mais le berger nomade regrettait que son Dieu habite si loin, et aussi et surtout qu'il fût invisible et muet. Pourtant, il était persuadé d'être entendu et aimé par son créateur. Il lui parlait et il était sûr que Dieu, à sa façon, lui répondait. Il se refusait à admettre, comme tous les croyants, qu'il était le seul à se poser les questions et le seul à essayer d'y répondre.
Pour arriver à exprimer l'inexplicable, il suivit la coutume orale de son peuple. Il décida d'enrichir la saga de l'histoire de sa famille. Alors pour se rassurer, il imagina une aventure nocturne arrivée à Jacob son lointain aïeul. Il inventa l'histoire de l'échelle parcourue par une noria d'anges, qui montaient et descendaient. Il fut persuadé que ces anges qui cumulaient le métier de garçon d'ascenseur et d'agent des postes, télégraphes et téléphone, assuraient, sans jamais faire grève, une liaison constante entre le Créateur et ses créatures.
Puis, il décida, pour des raisons obscures, d'organiser un combat de boxe française entre son ancêtre et Dieu. Le berger n'osa pas demander à Dieu de se battre.
Alors, comme toujours, le conteur sans demander mon avis me désigna pour me battre contre Jacob !
L'histoire qui avait bien commencé, finit en mensonges éhontés. Le conteur assura que le patriarche Jacob sortit vainqueur de son combat avec Dieu !
En fait la réalité fut plus triviale...

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Gabrielle

Le vieillard s'était endormi, le sourire aux lèvres.
À son réveil il était seul dans son lit et il fut un peu déçu.
Le vieil homme avait une aide à domicile qui lui fut imposée contre sa volonté. Il estimait ne pas être encore totalement impotent et il avait sa fierté. Il supportait très mal les visites de cette cruche qui le traitait comme un bébé. La pauvre fille n'avait strictement aucune qualité apte à attirer sa sympathie. Très laide, bien qu'encore jeune, avec un regard vide de toute lueur d'intelligence. Et surtout totalement inculte, ses seules aptitudes se limitant à savoir déplacer les poussières avec une incroyable énergie !
Il était certain de n'être pour rien dans l'apparition de l'Ange. Il ne lui avait jamais demandé d'envahir sa vie. Mais il sentait de plus en plus qu'il ne devait pas être une simple apparition. Il eut l'honnêteté de reconnaître que la grande beauté du visage de l'Ange lui fit espérer ses visites. Il avait décidé de le doter d'hormones féminines, car quitte à avoir quelqu'un dans son lit, il préférait de loin une très belle femme à un homme, fût-il plein de charme !
Aussi finit-il par appeler sa venue et il prit du plaisir à être en la présence de l'Archange Gabrielle.
Le vieillard fut donc très flatté et heureux de l'avoir comme nouvelle dame de compagnie.
Au début, il avait été troublé en s'allongeant à côté de cet ange diaphane. Doutant de sa réalité, il lui jetait des regards furtifs, mais il lui fut impossible de la contempler à son aise, ébloui qu'il était par la blancheur immaculée de sa peau.
Elle avait fermé les yeux et semblait dormir.
Tu as envie de me parler, dit-elle.
Je ne veux pas vous empêcher de dormir.
Mais je ne dors jamais. J'essaie de me reposer. Je suis très fatiguée. Une éternité de temps, sans avoir la moindre ride, cela est extrêmement épuisant ! Parle, je suis là pour te répondre.

Je me suis permis de relire dans la Bible l'histoire de Jacob et il n'est nulle part question de l'Ange Gabriel.
Oui, je sais. Relis bien toute l'histoire et tu verras que j'ai refusé de lui dire mon nom !

Oui, c'est vrai mais la question n'est pas là, précisa-t-il, parlez-moi de l'échelle de Jacob. Il est écrit que Dieu était tout au sommet de cette échelle sans fin qui montait jusqu'aux cieux.
- Si tu prends au pied de la lettre tout ce qui est écrit dans les livres religieux ! Vois-tu je suis l'un des plus importants des séraphins. Ce n'est pas pour me vanter, mais en dehors de Satan qui me donne bien du tracas, aucun ange ne m'arrive à la cheville. Eh bien, toute importante que je sois, je n'ai jamais pu voir Dieu ! Alors, celui qui inventa l'histoire de Jacob raconta des balivernes ! Dieu ne fut jamais un acrobate de cirque. Il ne s'est jamais amusé à faire de l'équilibre sur une échelle ! Il serait plutôt du genre illusionniste : il est en même temps, partout et nulle part. Et surtout, il est toujours invisible !
Le vieillard avait le plus grand respect pour l'idée de la transcendance écrasante de Dieu.
Choqué par l'humour douteux de l'Ange, il montra sa désapprobation :
Vous parlez de façon bien irrespectueuse de votre patron.
J'ai de nombreuses raisons d'être très mécontente ! Non contre celui que tu appelles « mon patron » car je ne vois pas comment être en colère contre l'invisible ! Je suis un peu agacée, parce que tous ceux qui se sont servis de moi, l'ont fait sans jamais me prévenir, ni demander mon avis !
Pour commencer, continua Gabrielle, il a fallu me battre avec ce sacré Jacob.
Dieu aurait pu se battre lui-même !
Je suis toujours choisie pour les missions impossibles ! Le combat dura toute la nuit.
Certains commentateurs se plurent à porter de graves atteintes à ma réputation car ils connaissaient ma nature androgyne et le sang très bouillant de notre Jacob. Il avait de nombreuses épouses et servantes ! Une sacrée famille de soixante-dix personnes en comptant tous ses petits-enfants.
Il est de notoriété biblique qu'il fut un très chaud lapin ! Aussi quelques érudits, qui furent brûlés vifs sur le bûcher, ne se gênèrent-ils pas pour faire courir le bruit que notre combat finit par prendre une tournure érotique. Il est vrai qu'une rixe qui dura toute une nuit avec un être d'une divine et exquise beauté et en plus, au sexe indéterminé, ne pouvait pas manquer de finir de cette navrante façon !
Il y eut donc une relation sexuelle ?
Tu vois ! Toi aussi, tu doutes ! Non, il n'y eut jamais une telle horreur, pour la bonne raison que je ne suis pas équipée pour. Je ne suis pas une anomalie génétique. Je ne suis ni un homme, ni une femme. Je te l'ai dit, je suis dans ta tête, je suis une idée, un pur esprit. En ce sens, paraît-il, je suis bien plus proche de Dieu que vous, les pauvres humains, qui ne cessez de penser qu'au sexe !
Dreamy demanda une explication au sujet de la blessure à la hanche de Jacob.
Je constate que mon histoire t'intéresse dit Gabrielle.
Avec un sourire d'image pieuse l'Archange continua : Ah oui ! La fameuse boiterie ! Lorsque Jacob rentra sous sa tente, il dut trouver quelques excuses, comme tout homme qui a découché et qui doit se justifier ! Les hommes aiment rendre Dieu responsable de toutes leurs petites et grandes saloperies.
Et ce fut le cas de Jacob qu'il me fallut calmer d'un violent coup de genou. À force de se frotter comme un fou sur ma grande pureté, il finit par devenir aussi gaillard qu'un bouc en rut.
Je me devais de préserver sa précieuse virilité pour ne pas effacer du futur la douzième tribu d'Israël. Benjamin, le dernier de ses fils était à naître et serait l'ancêtre d'une glorieuse descendance, dont un très célèbre Saint Paul.
Je t'apprendrai plus tard que ce Paul fut loin de mériter sa sainteté !

C'est ainsi que je blessais Jacob à la hanche. Cela eut le don de le calmer et c'est penaud qu'il retrouva en boitant ses quatre femmes. Pour se donner de l'importance et pour parvenir à dominer ses furies querelleuses, il inventa toute cette histoire et ce combat victorieux contre Dieu !
Voilà donc la véritable histoire de ce libertin ! Sacré Jacob ! dit l'Archange en riant. Pure invention, imaginée par notre berger nomade un soir de ciel clair et grouillant d'étoiles...
Depuis des siècles, les religieux donnèrent du crédit à cette fable certes très belle et poétique mais totalement inventée et, certains de détenir des preuves irréfutables, les hommes d'église, les rabbins et les savants de l'islam donnèrent mille interprétations différentes, voire contradictoires !

Bien, mon cher Dreamy, laissons là ces vieilles histoires, à toi de me raconter un peu ta vie.

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Parlez-moi de Marie

Le vieil homme aperçut le visage du médecin. Il venait de recevoir les analyses. Il était très intrigué.
Vous voilà grabataire ! Il ne fallait pas arrêter tous les médicaments.
Dreamy voulut répondre mais aucun son ne sortit de ses lèvres. Sans la moindre gêne, le médecin, pour prendre la tension de son patient, s'assit sur le corps de l'Ange.
D'un petit coup de ses ailes blanches, Gabrielle alla se poser sur la grande armoire de noyer.
Du haut de son perchoir, l'archange souriait.
Votre tension est celle d'un vieillard arrivé au bout de sa vie.
Vos analyses sont anormales : Pas de cholestérol et un sang de jeune homme. Que cela est singulier, le laboratoire m'aura, sans doute, remis l'analyse de quelqu'un d'autre !
Le médecin décida de reprendre la tension et il sortit une seringue pour faire une prise de sang en vue de recommencer les analyses. Une erreur du laboratoire était plus que probable. Enfin, il installa en haut d'une perche, une poche de sérum nutritif et y rajouta un goutte à goutte de mélange de diverses médecines.
Voilà, je vous quitte. Tous les jours une infirmière viendra prendre soin de vous.
Dreamy était furieux.
Il tenta d'arracher le cathéter, mais il ne commandait plus rien. Il était conscient, il entendait mais comme il ne pouvait pas bouger le cou, il ne voyait plus Gabrielle.
J'aimerais comprendre, suis-je vivant ou mort ? Jeune ou vieux ? Grabataire ou en pleine forme !
Un peu tout cela à la fois, lui répondit Gabrielle. Mais il n'y a pas lieu de t'inquiéter, vu que ton état, en dépit des apparences, s'améliore chaque jour. Cesse de geindre et pose-moi d'autres questions. J'ai encore des choses étonnantes à t'apprendre.
Dreamy essaya de se lever.
Et ce fut la première fois qu'il parvint à sortir de son corps.
Un sentiment de liberté et de bonheur l'envahit. Il s'assit au bord du lit.
Il jeta un regard vers le grabataire. La vision de son futur cadavre le laissa totalement indifférent.
Tu vois, s'amusa Gabrielle, tu commences à te faire à l'idée de te débarrasser de ta vieille carcasse.
Devinant que Gabrielle ne lui donnerait aucune explication quant à sa faculté de se désincarner, il dit :

- Bien, puisque vous voulez une question, et bien parlez-moi de Marie !

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Le poids d'une âme

Au fur et à mesure que l'état du grabataire se dégradait, l'âme de Dreamy avait de plus en plus de facilité à quitter le corps du moribond. Et plus le temps passait, plus il lui était pénible de réintégrer ce qui ressemblait à un cadavre. Dreamy sentait que sa mort était imminente au fait qu'il pouvait maintenant contempler à loisir le beau visage de l'Ange Gabrielle sans en être ébloui.
Ce passage obligatoire de la matière soumise à l'usure du temps à l'esprit intemporel était très fascinant. Il était heureux car il se sentait envahi par la sérénité d'un sage face à la mort.
Gabrielle, émue par la beauté et la fraîcheur de l'enfance, accepte de prendre sur ses genoux le petit garçon. Si elle a en horreur le contact des corps, par contre, elle semble prendre beaucoup de plaisir à toucher une âme. Elle comprend aussi la répulsion de Dreamy à aller fondre ses sept printemps dans le désolant hiver glacial et l'abomination qui envahissent l'agonisant.
Elle lui fait un dossier doux et moelleux avec sa paire d'ailes antiradiations, les plus grandes, celles qui habituellement lui servent à protéger son regard de la lumière insoutenable irradiant de la présence divine. Car, même pour un Archange célèbre et de toute première catégorie, il est totalement impossible de regarder Dieu en face !
Les genoux de l'ange sont lisses, chauds et confortables, car la belle Gabrielle est légèrement gironde. Il s'allonge voluptueusement sur le dossier de plumes blanches.
Gabrielle ne peut pas procréer.
Très sage précaution pour éviter une surpopulation d'archanges immortels. Aussi, souffre-t-elle d'être condamnée à ne jamais connaître les joies de la maternité. Elle fredonne une berceuse mélodieuse et soporifique tout en balançant le jeune garçon d'un lent et délicat mouvement de ses ailes.
Dreamy devenu bébé, s'endort. Lorsqu'elle s'arrête de chanter, le petit monstre se met à brailler. La très désagréable et agaçante criaillerie des petits humains fait comprendre à Gabrielle que cette espèce animale, dès la prime enfance, est insupportable. Pas étonnant que Dieu exprime parfois quelques regrets d'avoir créé de tels trouble-fête dans la très grande harmonie du règne animal ! Elle se trouve donc ravie d'être à jamais asexuée et stérile.
Le bébé décide de sucer son pouce. Le pensant endormi, elle s'arrête donc de chanter. Aussitôt il se met à hurler.
Agacée par ce caprice, Gabrielle secoue le bébé.
Dreamy en retirant son pouce de sa bouche baveuse et édentée récupère aussitôt toutes ses dents et ses sept ans. Mais réalisant la situation agréable où il se trouve, à savoir sur les genoux et dans les bras emplumés de la plus belle des femmes qui soit, Dreamy décide d'user de ruse pour se vieillir sans que l'ange s'en aperçoive. Le sournois rêve de revivre sa défunte puberté dans l'espoir de séduire la belle.Et pour ce faire, il décide d'accaparer son attention en résumant ses propos et lui prouver qu'il reste attentif.
Si j'ai bien compris, dit-il, les apôtres et Saint Paul, volèrent en quelque sorte au peuple élu leur Messie et ceci contre la volonté du Christ !
On peut dire cela, confirme l'ange.
Dreamy en profite pour se vieillir de deux ans d'un seul coup. Sept ou neuf ans, la différence est très légère surtout lorsque l'on sait que le poids d'une âme pèse invariablement 21 grammes comme l'a calculé, de façon très scientifique, le Dr Ducan Mac Dougall en 1907.

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Épilogue

Je n'ai aucun souvenir de mon père.

Je n'avais que deux ans lorsqu'une main gantée de blanc tendit à ma mère la sinistre missive la félicitant d'être devenue « veuve de guerre ». Sans avoir eu à combattre, en devenant pupille de la nation, j'héritais d'un peu de la gloire absurde de mon malchanceux géniteur.
En héritage, l'officier du Génie oublia de me doter d'un cerveau de mathématicien.
Par contre, il me légua son catholicisme.
Ma famille maternelle juive non pratiquante, voire totalement athée, grâce à mon nom chrétien, décida de me soustraire aux brimades nazies. Pourtant, il était encore impossible d'imaginer le pire...

Ainsi sans avoir été circoncis, en 1941, année de ma naissance, je fus baptisé par un prêtre coiffé d'une calotte ressemblant fort à une kipa. Il ordonna à Satan de sortir de mon corps.
Ma famille juive au grand complet prit cet exorcisme préventif pour une insulte antisémite.
Mon militaire de père les rassura, "Vade Rétro Satanas" faisait partie du sacrement.
Mon grand-père, en dépit du fait qu'il se prénommait Mardochée, ne manquait pas de logique.
Il en déduisit que la grande majorité de l'humanité, non encore catholique était possédée par le diable.
Les croyants, siffla-t-il, tous des marchands de sornettes!

Ma mère pleura son beau capitaine pendant cinq ans. J'avais sept ans lorsqu'elle succomba aux charmes de mon beau-père, lui aussi catholique. Il m'adopta et mon patronyme s'allongea d'une sonorité hispanique et pour former ma jeune cervelle au sens du bien et du mal, je fus envoyé au catéchisme où une innocente, style vierge effarouchée, me fit découvrir que je faisais partie de la race maudite qui avait tué le Christ. Visiblement, elle ignora toujours que j'étais, pour moitié un assassin de Dieu.
Mais je pense qu'elle ignorait un tas de choses importantes en dehors des Évangiles, à savoir entre autres, tout de l'Ancien Testament.
À dix ans, j'étais amoureux de la Vierge Marie et je décidais de devenir un vaillant prêtre du Christ.

Puis commencèrent mes doutes et questionnements.

La bonté, la générosité et l'amour du prochain (même envers les non-Juifs) étaient la règle dans ma famille maternelle. Pourtant le Nouveau Testament les désignait comme des assassins de Dieu et ils étaient, sans la moindre hésitation et la plus totale indifférence, voués à une damnation éternelle !

Plus d'un demi-siècle plus tard l'Archange Gabriel est venu visiter mon inconscient après une nuit fort agitée. Évidemment, ce livre l'atteste, je ne pris pas cette rêverie pour une révélation divine.
Mais seulement que pour ce qu'elle fut. À savoir une conséquence logique de mes obsessions, dues à mon inconfortable position entre deux religions si proches et si opposées.

Ce fut au cours de cette nuit que mon cerveau mit en place tout seul le fruit de mes nombreuses lectures et études pour chercher à donner un sens à cette histoire étrange et sanguinaire, celle d'un drôle de roi sans royaume terrestre et de son peuple maudit et sans pays, aux destinées si semblables et si terribles !
Au réveil j'avais dans mon esprit la trame de ce récit.
Alors la suite fut aisée, il suffisait de l'écrire.

Pour terminer, je me dois de vous révéler que ce livre me fut inspiré par une visite, non pas de l'Ange Gabriel, mais de son double féminin. Ce changement de sexe, vu mes préférences intimes, ne fut pas pour me déplaire. De plus, la Vérité nue sortant du puits, cela est bien connu, ne pouvait qu'être Femme ! En effet Gabriel, en éphèbe ailé, il faut l'avouer était un peu grillé.
Il avait donné son aval à nombre de mensonges et se trouvait mêlé aux tripotages des trois grâces de toutes les guerres et de toutes les haines, à savoir les trois grands monothéismes.

Je ne pourrai convaincre que ceux qui doutent déjà. Les autres, les religieux de tous bords, sont perdus à tout jamais avec leur ignorance et leurs préjugés. Ils garderont leurs âmes mesquines et intolérantes. Pour être capable d'avaler toutes les couleuvres et avoir une foi aveugle, il est préférable d'être simple d'esprit !
(Parole d'Évangile).

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L’homme se cache derrière des dieux invisibles.
Il s’autorise ainsi les plus grands crimes. L’homme est le seul prédateur capable de détruire sa propre espèce et il le fait souvent au nom de Dieu !

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Le premier qui dit la vérité
Se trouve toujours sacrifié
D'abord on le tue
Puis on s'habitue
On lui coupe la langue, on le dit fou à lier
Le premier qui dit la vérité
il doit être exécuté

(
Guy Béart)

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