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Extraits du livre
"Une photo qui lentement s'efface"
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Soixante dix ans d'une vie bien remplie : impossible à résumer !
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Djerba la Douce

Mon père pour payer ses études fit de nombreux remplacements. Un seul me laissa un merveilleux souvenir.
Il eut lieu au cours de l’été 1949, donc pendant les vacances scolaires, deux mois à l’île de Djerba, un paradis ! Cette île restera toujours pour moi un rêve enchanteur. Je ne retournerais jamais à Djerba, une photo d’un club de vacances sur papier glacé me suffit pour imaginer le massacre ! La Djerba de mon enfance était intacte avec ses maisons basses, avec leurs murs arc-boutés et leurs toits plats, avec ses minis mosquées, sortes de chapelles musulmanes et leurs dômes arrondis le tout d’une blancheur immaculée. Mykonos et Djerba sont toutes deux blanches et bleues. Un même ciel, une même mer et une similitude de climat ont donné une architecture identique. La Grecque est adaptée à un relief escarpé et la Tunisienne est allongée sur son sable doré.

Le scorpion

Séjour idyllique ! Mais je suis terrorisé par la présence d’énormes scorpions jaunes et mortels ! J’ai la consigne de secouer le drap de mon lit avant de m’y glisser. Les pieds du lit trempent dans des cuvettes d’eaux telles des donjons au milieu de leurs douves. Je dois aussi inspecter mes sandales avant de les enfiler. Sage précaution, un matin des petits yeux rapprochés, noirs et brillants me fixent cruellement. Mon hurlement ameute l’infirmier de garde car nous logeons dans une aile du petit hôpital où papa travaille. Il me trouve terrorisé, juché sur une chaise, le doigt pointé vers un superbe spécimen qui se déplace à vive allure à la recherche d’une nouvelle cachette ! À l’aide d’un chiffon imbibé d’éther, l’infirmier endort le monstre et me le ramène peu de temps après, inoffensif à jamais dans son bocal de formol. Il me semble encore plus grand et plus effrayant ! Le reste des vacances est un peu gâché, j’ai l’impression que les scorpions sont partout prêts à me sauter dessus ! Le soir surtout j’ai un mal fou à m’endormir, guettant sur le carrelage le cliquetis des pattes d’un arthropode venu pour venger son cousin !

L’oreille coupée

La Djerba de mon enfance était authentique avec ses troupeaux de dromadaires faisant la queue devant les abreuvoirs alimentés par des norias antiques faites de peaux de chèvres. Une poulie sans âge en bois d’olivier avec un grincement lancinant tourne éternellement pour faire descendre et remonter les poches humides et ruisselantes. Cette poulie est pendue à une grosse branche soutenue par deux obélisques blancs semblables à des minarets. Des ânes fatalistes et résignés se relayent pour tirer des profondeurs du puits les peaux de chèvres gonflées du précieux liquide. Je suis fasciné par les dromadaires. Je me demande où ces animaux étranges peuvent mettre toute cette eau qu’ils aspirent pendant un temps incroyable ! J’apprends que leur estomac contient 240 litres d’eau et qu’ils peuvent sans s’interrompre ingurgiter, les yeux mi-clos, 50 litres d’un coup ! Spectacle incroyable que toutes ces bêtes au pelage crème, avec une odeur âcre qu’il me semble encore percevoir, un concert d’impatience : des gueules qui blatèrent pour réclamer au plus vite l’accès à l’eau salvatrice ! Les chameliers débordés ont du mal à contenir les bêtes devenues agressives. Tout ce remue-ménage dans une poussière de sable doré illuminé par les rayons cuivrés du soleil couchant. Et puis soudain un hurlement, un homme en sang, une oreille coupée en deux par un grand mâle soucieux de rappeler la véracité de son légendaire caractère de chameaux. De sa main gauche, l’homme soutient le lambeau pendant de son oreille. Je cours devant lui : Suis-moi, vite, papa va te soigner !Il passa la nuit à l’hôpital. Le lendemain matin il voulut absolument retourner à la garde de ses bêtes. Mon père lui dit que son oreille était sauvée mais qu’il lui fallait absolument prendre ses cachets tous les jours et revenir dans huit jours pour refaire le pansement et voir si tout allait bien. Merci Toubib, dans huit jours je serais où Dieu le veut : dans le désert. Inch Allah ! Inch Allah ! répond mon père, lui aussi fataliste.

Le potier

Je me souviens aussi de ce vieux potier toujours hilare et de son sourire illuminé par ses dernières dents éclatantes de blancheur. Il ne lui en restait pas plus de quatre ou cinq ! Du haut d’une passerelle de vieilles planches suspendue au-dessus d’une girelle géante, il jette de lourdes brassées de terre rouge et molle puis de son singulier plongeoir il saute à pied joint au centre de la girelle et commence alors une danse comparable à celle des vignerons d’antan. Lui ne foule pas du raisin mais une terre lourde et collante. Presque nu, il porte seulement une sorte de pagne rappelant celui des fellahs de l’ancienne Égypte et sa chéchia rouge posée sur la tête pour ne pas être foudroyé par le soleil implacable. Son corps maigre est noueux comme le tronc d’un olivier, il en a aussi la couleur sombre. Ruisselante de sueur sa peau brillante a des éclats métalliques. La terre rouge qui peu à peu envahit ses jambes, ses bras et jusqu’à son visage car il lui faut repousser la sueur aveuglante, prend par endroits, là où le soleil la sèche, des nuances roses. Lorsqu’il estime la terre suffisamment malaxée, il va se jeter dans l’eau d’une grosse barrique autant pour se rafraîchir que pour se débarrasser de la terre glissante. Ses jambes surtout doivent être propres car le travail suivant se fait à genoux du haut de la passerelle branlante, d’où l’importance de ne pas glisser. Il attelle alors sa mule au bout d’une longue branche qui traverse l’axe situé sous la girelle. Un ordre guttural lance l’équidé dans une ronde paisible qui met en branle l’antique machine, chef-d’œuvre d’astuce et de simplicité. Alors je comprends comment ce tour géant fonctionne. Le potier accède par une échelle branlante à la passerelle qui, survolant le parcours de la mule, mène à la girelle. Agenouillé et surplombant le tas énorme et informe de terre, le potier alors avec des gestes précis et en apparence sans effort donne naissance comme par magie à des jarres géantes. Avec une simple branche des motifs horizontaux droits ou sinueux sont gravés dans la terre encore molle. Un appel apaisant stoppe la ronde de la mule. Et c’est debout sur la girelle que notre artiste termine sa décoration, toujours muni de son bout de bois. La forme des poteries semble reproduire des modèles inventés depuis la plus haute antiquité. Les décors sont tous différents et le potier donne libre cours à son imagination pourtant limitée par l’obligation de ne faire que des figures géométriques. C’est avec cet homme que je fais mes premiers travaux artistiques. Me sentant très intéressé il me permet pour m’amuser de faire des dessins sur une poterie ratée. Il est content du résultat. Il me confie ensuite la décoration d’une ‘gargoulette’. Cette curieuse poterie typiquement tunisienne est une sorte de cruche à eau qui a la propriété de transpirer lorsqu’on la met en plein soleil. L’évaporation de cette ‘transpiration’ rafraîchit l’eau contenue qui devient très agréable à boire. Cette invention est sans doute le fruit de l’observation des pastèques qui ont cette même propriété. Évidemment ma mère en plus d’une série de plats voulut acheter cette gargoulette ! L’artisan refusa et me l’offrit en souvenir.

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Le cauchemar

Je suis réveillé en sursaut par le chien qui hurle à la mort. Mon père surgit dans la chambre, furieux d’être réveillé. Assis sur le lit, je regarde effaré mon brave Sherlock qui s’est transformé en loup, le cou tendu, les oreilles plaquées, le museau pointé vers le plafond. Je vois sur le visage de mon père en colère les lèvres bouger mais je ne perçois aucune parole, aucun bruit. Mon esprit est ailleurs. Il est vers ce train lancé à toutes vapeurs et qui gronde dans la terre. Il semble venir de très loin et à toute vitesse. Comment décrire un bruit qui n’en est plus un, qui ne s’entend pas avec les oreilles mais avec tout le corps, qui sort du sol, des murs puis envahit tout l’espace ! Le grondement sourd et grave se transforme en craquement assourdissant comme un coup de tonnerre. Alors, pendant douze secondes, tout se met à trembler. Je vois mon père qui tombe, le chien bondir dans tous les sens. Mon lit se dérobe et je me retrouve à plat ventre au sol à moitié recouvert de gravats…
Puis plus rien, un silence troublé par des explosions lointaines puis par la sirène. Le lustre est encore allumé et il se balance au bout de son fil à cinquante centimètres du sol. Je ne reconnais plus ma chambre. Une poutre est tombée entraînant avec elle une partie du plafond. Une brèche dans le mur large d’un bon mètre laisse apercevoir la rue. Je vois mon chien s’y engouffrer et disparaître dans la ville. Ma mère terrorisée et grise de poussière arrive juste à temps pour m’empêcher de suivre Sherlock. Papa tenant Michel dans ses bras me prend par la main et nous entraîne tous à travers le couloir dévasté vers la rue et la vie...Alors le cauchemar commence vraiment.
À travers une épaisse poussière je vois courir en tous sens des femmes et des hommes nus.
Quelqu’un m’agrippe : Pierre c’est toi ? Son crâne est couvert de sang. À travers les cheveux collés il envahit son front puis se répand en fines rigoles à travers la poussière grise qui le recouvre entièrement. Il me lâche et part en hurlant : Pierre… Pierre…
Je ne reconnais plus mon quartier, à travers le brouillard gris je distingue des amoncellements de gravois et de poutres. Je vois des pans de murs vaciller et entraîner avec eux planchers et toitures. Je protège mes yeux lorsqu’arrive sur moi le souffle chargé de cette poudre grise qui recouvre tout.
Jusqu’alors seulement surpris et incrédule, j’ai soudain très peur car je réalise que tout est réel, je me serre contre les miens qui sont comme moi devenus des zombis blanchâtres.
Notre solide maison semble avoir tenu le coup et Papa décide de retourner courageusement à l’intérieur pour chercher chaussures et vêtements. Il y reste un temps fou puis ressort avec deux lourdes valises. Il déplace la voiture et la met loin des pans de murs qui risquent de s’écrouler. Il doit rejoindre l’hôpital pour participer aux secours, il nous demande de finir la nuit en essayant de dormir dans la voiture et nous interdit d’en sortir. Il disparaît dans le nuage de poussière…
Quelques minutes après, une réplique extrêmement violente finit d’abattre le collège sous mes yeux et toute une partie de notre maison. Le lendemain, maman folle d’inquiétude décide d’aller à l’hôpital pour voir s’il n’est rien arrivé à mon père. Nous marchons au milieu de la rue loin des murs branlants. À cent mètres de l’hôpital la rue est couverte de corps que des ambulanciers et des légionnaires ne cessent d’amener. Il nous faut enjamber toute cette souffrance où se mélangent riches et pauvres, égaux dans le malheur. On finit par trouver Papa avec sa blouse maculée de sang, il semble épuisé et son visage est très dur. Il ordonne à maman de partir avec la voiture et de rejoindre Alger et mes grands-parents. Il viendra nous y rejoindre dès que l’on aura plus besoin de lui à l’hôpital, il espère que ce sera avant l’accouchement. Il faudra à mon père un courage terrible pour supporter ce qu’il va endurer pendant le mois qui suivra ! Nous n’avons perdu personne dans cette catastrophe grâce à notre solide maison. La providence me donnait là un premier signe de la chance qui a jalonné ma vie. Mais mon cœur se serre en pensant au douar qui nous avait si généreusement accueillis. On n’y retrouva aucun survivant humain mais seulement huit moutons et deux chèvres… J’ai du mal à admettre que notre laboratoire secret n’existe plus que dans mes souvenirs. Le Crédit Foncier de France fut rasé comme toute la ville. Même le nom d’Orléansville disparut après l’indépendance pour devenir El Asnam. Et El Asnam fut rasée elle aussi en 1980, après un autre séisme encore plus meurtrier. Les Algériens l’appellent maintenant Chlef.
Le nom de El Asnam fut lui aussi insupportable car cela signifie ‘Les Ruines’ !

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La Bombe

J’abandonnais donc tout ce que j’avais aimé. Mais ce que j’ignorais c’est que d’autres nuages très menaçants allaient encore pour un temps bouleverser mon destin. Mon père avait loué un appartement rue d’Isly dans le plus beau quartier d’Alger. Il travaillait à nouveau à l’hôpital. Mais cette situation était provisoire, il cherchait un endroit où nous pourrions tout redémarrer. Maman voulait que ce soit à Alger, elle en avait assez de la vie dans la brousse ! Tous les jours la radio et les journaux se faisaient l’écho des attentats très violents qui ensanglantaient le pays. Papa était très inquiet de cette révolte qui gagnait la communauté musulmane. Il était persuadé que le temps de la ‘paix romaine’ était révolu. Il n’en était pas encore à penser que la France allait perdre l’Algérie mais il restait persuadé que la colonisation pour perdurer serait obligée de répondre par la violence à la violence. Sans doute aussi avait-il eu sa dose de souffrance humaine avec le cauchemar dont il sortait à peine. Un jour une dispute opposa mes parents. Mon père avait dit son intention de quitter l’Algérie et d’aller s’installer en France à Châteauroux dans le Berry. Un vieil ophtalmo vendait son cabinet et sa clientèle à un prix raisonnable. Maman était devenue folle de rage. Elle refusait de partir, d’aller vivre loin de ses parents. Et le soleil ! Comment vivre dans un pays où il fait froid et où il pleut tout le temps ! Maman décida de divorcer il pouvait partir tout seul mais sans les enfants. Devant un tel refus mon père abandonna ce projet. Après tout il n’était pas sûr de faire le bon choix. Tout le monde semblait si certain que le calme allait très rapidement revenir. De la fenêtre je pouvais regarder le spectacle de cette belle avenue. Tout un peuple heureux de vivre avait fait de la rue d’Isly son lieu de promenade préféré. Alger était une ville universitaire et avait un petit air d’Aix en Provence avec toute une jeunesse joyeuse attablée aux terrasses des cafés. En effet on aurait pu se croire en France car dans ce quartier il y avait très peu d’Algériens…
Toutes les vitres de la fenêtre volèrent en éclats. En bas sur le trottoir, la terrasse du café n’était plus qu’un amas de tables, de parasols et de corps mutilés. Des hurlements et des gens courant en tous sens et surtout partout le sang… Maman avait entendu l’explosion qui venait d’ébranler tout le quartier. Nous étions figés devant la fenêtre sans vitre. J’avais des morceaux de verre plantés dans la joue, je n’avais encore rien senti. C’est maman qui hurla en voyant mes vêtements. Ce jour-là, il y eut 50 attentats partout dans Alger ! Et ce n’était que le début !

Adieu l’Afrique

Je m’accroche à la rambarde poisseuse de sel. Je suis sur le pont supérieur et je guette les côtes françaises. L’énorme paquebot ouvre dans la mer mon avenir. J’ai les yeux pleins de larmes. C’est sans doute le vent. Nous sommes fin février 1956. Tout le monde sur le navire ne parle que du froid. Cela dure depuis un mois, avec des records pour le XXe siècle avec moins 36 degrés !
Dans les Pyrénées des moins 50 degrés. La Seine est gelée sur 3 mètres d’épaisseur ! Un million d’oliviers sont morts et 80 % des vignes ! C’est donc par ce froid que la France va m’accueillir. J’ai perdu un pays de soleil et de grands paysages. Bientôt je vivrai dans un pays de froid, de pluie et de grisaille. Un pays complètement plat où l’humidité et la tristesse suintent de partout.
Je n’ai que 15 ans mais je me sens vieux, très vieux…

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Le Canal St Martin et le 10 rue de la Grange aux Belles

Grâce à l’argent de sa première exposition de peinture, Perrine (ma future épouse) devient propriétaire d’une sordide chambre de bonne de 9 m2 ! Les années passées près du Canal St Martin au 10 de la rue de la Grange aux Belles font partie des moments inoubliables de ma vie.
La Bohème comme le chante si bien Charles Aznavour. Le bonheur de la jeunesse où tout est permis et éternel. Ce quartier est sans doute l’un des plus poétiques de Paris.
J’ai revu en 2008 l’immeuble où nous habitions et le canal, rien ne semblait avoir changé. Le canal est toujours le même, parfaitement préservé car il est aujourd’hui classé. Rien sauf toute l’eau qui pendant 48 ans est passée sous les ponts métalliques. Mais tout est différent.
Peut-être la couleur de la peinture qui protège de la rouille ? Non, quelque chose manque ! Ce qui n’est plus là ce sont les bateliers et leurs lourdes péniches qui faisaient la queue aux écluses et attendaient ensuite qu’une place se libère le long des quais pour que le ‘petit peuple’ s’éreinte à vider les cales ventrues de leurs milliers de sacs de ciment, de plâtre, de charbon, de farine, de toutes les matières qu’une immense ville digère tel un ogre morfale et insatiable. Et tout ce travail se faisait à mains nues, les reins serrés par de larges ceintures de flanelle pour étouffer le mal de dos. L’estomac régulièrement abreuvé d’une rasade de gros rouge sucée à même le goulot pour ‘donner de la force’ et oublier la dureté de la vie.
Oui en 2008, finalement tout est différent. Le canal est presque désert et je n’y vois qu’une sorte de bateau-mouche légèrement ridicule qui passe rempli de touristes hilares munis de leurs numériques minuscules et qui mitraillent à volonté et gratuitement grâce à la magie de l’informatique.
Ils photographient ce qui n’a plus beaucoup d’intérêt c'est-à-dire les autres touristes qui les regardent passer.

Le 10 rue de la Grange aux Belles était un immeuble ouvrier composé d’une cour centrale pavée comme les rues du vieux Paris. En son centre, la loge de la concierge chargée de nettoyer les couloirs, les toilettes communes et de sortir les ordures. Toutes les fenêtres donnaient sur cette cour. Des cages d’escalier ouvertes aux vents et aux intempéries menaient au bout de longs couloirs aux multiples chambres. L’air brûlant de l’été et glacial le reste du temps nous sautait au visage dès que l’on ouvrait la porte de notre chambre. Au bout du couloir une toilette turque mal fermée par une porte hors d’âge et toujours à l’air libre, un mauvais robinet de laiton qui ravirait un brocanteur. Voilà à quoi se résumait le confort sanitaire du palace. À noter qu’une toilette turque et un robinet étaient sensés suffire à une bonne quinzaine de personnes par couloir ! Les brocs remplis d’eau claire au robinet de laiton et les cuvettes d’eaux grasses ou savonneuses vidées dans le chiotte à la turque permettaient un défilé quasi permanent dans le couloir et encourageaient une vie sociale vivante mais néanmoins tristounette. Les discussions étaient dépouillées et exemptes d’hypocrisie. La misère, comme il se doit, n’incitant pas à enrichir son esprit et le manque de vocabulaire aidant on ne parlait pas de la pluie et du beau temps. Non dans ce couloir, où à ma grande honte je fus heureux, on ne parlait que du mauvais temps. Mais parfois il nous arriva de vivre dans l’imagination de Victor Hugo et de devenir pour de bon des spectateurs des personnages des ‘Misérables’.

Le samedi, jour de paye

Cela se produisit quelquefois à l’occasion des payes du samedi et aussi par périodes de grands froids. Le samedi sur le coup des 11 heures du soir, l’immeuble était parfois pris de folie.
Un homme complètement ivre et chantant à tue-tête sa joie d’avoir éclusé la moitié de sa paye, réveillait sans le moindre scrupule l’immeuble entier. Les bons samedis ils s’y mettaient même à plusieurs. Ce qui dans ce cas extrême annonçait une nuit particulièrement agitée. L’abreuvoir responsable de ce remue-ménage se trouvait, et se trouve toujours, à deux pas de notre immeuble. Ce bistrot est très célèbre puisqu’il n’était autre que le bar de l’Hôtel du Nord.
‘Atmosphère, atmosphère’…
En parlant d’atmosphère, celle-ci ne tardait jamais à se dégrader complètement ! Les épouses, souvent elles-mêmes très portées sur la bouteille entraient dans des rages folles, mais pas à cause de l’état éthylique de leurs distingués conjoints et des conséquences dramatiques sur les difficultés futures à assurer le ravitaillement quotidien.
Non, elles râlaient car étant passablement assoiffées elles regrettaient de ne pas avoir été invitées aux agapes. S’ensuivait un excès d’amour de la part d’hommes plutôt costauds. Aussi les caresses envoyées à leurs râleuses d’épouses, vu le manque d’appréciation dû à leur état second se terminaient souvent en œil au beurre noir. Pour prolonger la soirée, nous avions droit à tous les noms d’oiseaux style : Sale putain de poufiasse de merde… Gros con, enculé de poivrot… Je laisse à votre imagination et à votre manque d’éducation le soin de rajouter toutes les insultes salées qui vous sont familières. Notre envie de rire nerveusement nous restait dans la gorge en entendant les pleurs des malheureux enfants qui terrorisés et grelottant de froid venaient se réfugier dans les chambres du voisinage. C’est ainsi que l’on recueillait dans notre lit pas très large deux ou trois oiseaux tombés du nid. Ces petits gavroches n’étaient pas toujours très propres mais il fallait faire avec. Et nageant dans la misère depuis toujours ils avaient heureusement la faculté d’être heureux d’un rien. Ce petit voyage au bout du couloir était pour eux des vacances inespérées. Ils riaient de bon cœur et s’amusaient à se chatouiller sous les draps. Habitués qu’ils étaient au malheur, ils n’entendaient plus les violences de leurs misérables parents.

Liberté-Egalité-Fraternité. Ces bouts de choux avaient oublié de ‘naître égaux’.
Ils partaient dans la vie avec un sérieux handicap !

Le froid

Pour rester dans le misérabilisme, il me faut vous raconter l’ambiance lors des grands froids. Les arbres du Canal St Martin pris dans le givre de dentelles blanches. Les bateliers poussant avec de longues perches la glace brisée par les lourdes péniches. Les débardeurs, le pas mal assuré et glissant sur la fine couche de neige verglacée et le dos courbé sous les sacs de ciment.
Ils soufflaient comme des chevaux et la vapeur de leur respiration était aussi épaisse que la fumée qui s’échappait des cheminées des toitures mansardées. Il fallait vivre dans ce quartier pour savoir la misère que cachait toute cette blanche beauté. Par grands froids la vie déjà dure devenait implacable. Tous les robinets trop exposés à la froidure se figeaient ainsi que de nombreuses toilettes à la turque. Les seuls points d’eau qui échappaient à la paralysie du gel se trouvaient dans les caves. Alors une procession frileuse envahissait les cages d’escaliers. Emmitouflés dans plusieurs couches d’écharpes de laines grossières ou sous des passe-montagnes mités, les locataires silencieux et résignés descendaient à petits pas, marche par marche, qui un broc, qui un seau à la main vers le sous-sol. Plus personne ne trouvait goût à parler. Piétinements, quintes de toux et soupirs de lassitude…